SI MIKE MIGNOLA NE S'EST JAMAIS ÉLOIGNÉ D'UN POUCE NI D'UN INDEX DU CLAVIER À SCÉNARIO DE SON ORDINATEUR PORTABLE, IL AVAIT TOUTEFOIS DÉLAISSÉ LE DESSIN DES AVENTURES DE SON PERSONNAGE FÉTICHE DURANT QUELQUES ANNÉES – MÊME SI SON PINCEAU, FORT HEUREUSEMENT, N'AVAIT PAS EU LE TEMPS DE SÉCHER GRÂCE AUX COUVERTURES. SON RETOUR AUX COMPOSITIONS SÉQUENTIELLES EST L'OCCASION DE FAIRE LE POINT D'INTERROGATION – ET D'EXCLAMATION -, SUR LA CONSTANTE ÉVOLUTION DE SON ART DE L’ÉPURE ET DES CONTRASTES.
Mais avant de nous attarder sur ce que nous apprend le trait du dessinateur qui de toute évidence et à première vue se fait de plus en plus minimaliste, voyons la science consommée et tout aussi sobre de son découpage. Dans les comics, et plus précisément au sein des récits super-héroïques, la place privilégiée de l'action, les lieux vertigineux où s'affrontent les protagonistes et l'influence sans cesse accrue d'un cinéma du même genre avec lequel les frontières sont de plus en plus poreuses, incitent à une surenchère de plans en plongées et contre-plongées. Mignola, concernant la fragmentation du récit en divers plans, fait preuve quant à lui d'un dépouillement rare et efficace tout autant. Car ce qui frappe dans les vingt-trois planches de ce Hellboy in Hell # 1, c'est qu'elles ne contiennent qu'une image dont la visée est une contre-plongée manifeste. Une image et une seule pour cent dix-huits plans au total. Voilà qui en augmente son impact, voilà qui forcément doit faire sens. La vignette en question figure l'instant précis où Hellboy entre en Enfer. Le moment exact où le cœur du héros mort et qui depuis quelques cases chute à hauteur des yeux du lecteur, reprend la forme de Hellboy. Et c'est lors de ce passage, à l'occasion de cette transition, que nous devrons lever notre tête d'observateur afin de regarder d'en-bas tomber le personnage. Observateur avons-nous dit?
Si c'est d'en dessous que nous contemplons le plongeon du héros aux cornes tronquées, c'est donc que nous y sommes déjà, nous, dans ce monde des morts. L'enfer, l'auteur nous y a introduit à notre insu. En enfer nous avons devancé Hellboy, comme pour mieux l'y accueillir. Les cases qui suivront, comme celles qui ont précédé, et jusqu'à la fin de ce premier épisode, seront toutes en visée ordinaire - notre regard se trouvant à hauteur du sujet ou au niveau du sol. Cette utilisation isolée de la contre-plongée a pour effet d'immerger notre regard, de faire de nous des spectateurs internes, sinon des acteurs de l'intrigue, et non de simples observateurs extérieurs. Cette vignette quasi magique s'impose alors comme étant un passage secret entre réel et imaginaire, un pont discret reliant la page réelle du comic book aux sombres et fictives contrées de la fable ténébreuse, une image passerelle empruntée inconsciemment et qui, alors que nous suivions sagement ce cœur qui tombait à pic, nous a brutalement téléporté dans les entrailles infernales bien avant lui. Notre chute à nous, celle qui nous change brusquement et sans prévenir en acteur du drame, en devient elliptique là où celle du héros se déroule entièrement sous nos yeux et s'étire linéairement dans le temps, dilatation volontaire d'un présent à suspense. Mais en avons-nous vraiment terminé avec cette image?
Hellboy est mort. Hellboy n'est plus. Est-ce aussi simple? Le cœur arraché à un corps qui aussitôt se pétrifie et perd son pourpre célèbre, pour se briser dans une poussière grise qui envahit tout le cadre, ce cœur encore rouge choit dans pas moins de quatre cases. Et c'est dans cette vignette, encore la même, celle de la contre-plongée, celle où le lecteur/acteur devra lever la tête pour suivre cette chute, que le cœur se change en Hellboy. C'est dans cette même image que sa forme usuelle est rendue au héros. Or, nous avons vu que le choix du point de vue révèle notre regard, le met en scène, l'intègre à la diégèse et par voie de conséquence, tout se passe comme si ce sont les yeux du lecteur qui restituaient au protagoniste décédé dont il ne reste que l'organe palpitant, la forme que nous lui connaissions. Autrement dit, c'est le désir du lecteur qui recrée Hellboy. Dès lors, ses aventures peuvent reprendre, son histoire peut continuer, en enfer à présent, même si c'est sans sa couleur originelle. Quel cadeau, alors, que le dessinateur, par cette seule image, fait à son lecteur qui depuis des années attendait son retour aux commandes graphiques. Quel présent que d'en faire un acteur et un créateur tout autant qu'un spectateur, et ce par la décision artistique de donner l'exclusivité de la contre-plongée à cette vignette-ci précisément. Notons que le trait qui cerne le héros, au moment de sa renaissance dans le monde d'en-bas, est on ne peut plus simplifié, on ne peut plus iconique, mais avant d'en étudier l'implication, voyons auparavant ce qu'il en est de la mise en page.
L'INTERMINABLE VERTICALITÉ
Tout romancier, écrivain ou scénariste dignes de ces noms, rythment leurs récits de mots-clés qui véhiculent la thématique de fond. Répétés du début jusqu'à la fin, par la voix narrative ou celles des personnages lors des dialogues, ils sont autant d'éléments subliminaux qui renvoient sans cesse et inconsciemment le lecteur ou le spectateur au thème central. Tout dessinateur subtil aura, lui, recours à des motifs graphiques récurrents. Dans Hellboy in Hell # 1, Mike Mignola, auteur aussi profond que subtil et dont la virtuosité narrative se fait toujours discrète, va choisir, comme composante-clé, la seule forme d'une vignette. Ses mises en pages qui sont notoirement plutôt conventionnelles, n'intègrent aucune case oblique ou de formes variées et très peu de hors-cases ou de pleine pages. Les cadres sont tout simplement rectangulaires ou carrés. Mais sous cet apparent classicisme, l'auteur va cette fois faire montre d'originalité. La mise en page traditionnelle d'un comic-book (soit une vingtaine de planches), chez Mignola y-compris, compte habituellement cinq grandes vignettes verticales environ (entendons par là des vignettes qui prennent les deux-tiers de la planche). Ici, en comprenant les séries de petites cases enchâssées dans un long rectangle vertical, on en dénombre quatorze très exactement. Quatorze grandes vignettes verticales qui donnent le tempo d'un récit où, par ailleurs, le héros ne chute que dans cinq cases uniquement. Ces multiples cadres où l'œil du lecteur, selon le sens usuel de lecture, glisse de haut en bas, battent la mesure d'une mise en page qui d'apparence classique s'avère originale et rare et, partant, rappellent continûment le point névralgique du récit: la chute. Encore une fois, c'est avec une grande sobriété que le dessinateur opère pour injecter le thème tout du long. Pris par l'intrigue, il est en effet quasiment impossible de remarquer la quantité presque anormale de ces vignettes. On l'a vu, un découpage faussement conventionnel (et qui tire toute sa force d'une seule et unique contre-plongée), ainsi qu'une mise en page illusoirement académique (et qui trouve toute sa singularité dans une multitude de longues cases droites), sont remarquables pour leur efficacité, leur profondeur tout autant que pour leur simplicité. L'auteur n'est jamais dans l'ostentation d'effets tape-à-l'œil mais parvient tout au contraire à transcender des procédés qu'ont pourrait croire élémentaires. Ce minimalisme narratologique nous ramène enfin à ce fameux trait qui, semble-t-il, s'est considérablement épuré lui aussi au fil des ans.
De simples ovales en guise de visages, deux petits ronds pour certains yeux, un trait unique pour quelques bouches, des contours anatomiques considérablement schématisés, c'est presque une ligne claire qui nous saisit dès la première planche et jusqu'à la dernière. A ceci près que la clarté de cette ligne chère à Hergé, trouve son contre-point dans l'obscurité célèbre des aplats de noir de Mignola. Du reste, la comparaison peut s'étendre aux univers diégétiques car un arrière-monde paranormal affleure également dans bien des albums de Tintin. D'un autre côté, Hellboy qui jure, fume, et boit plus que de mesure à l'occasion, n'est pas sans rappeler le non moins fameux Capitaine Haddock. Seulement chez Hergé, les monstres, lorsqu'ils se montrent, sont toujours de gentilles chimères, alors que chez Mignola, l'encre ténébreuse dissimule une horreur lovecraftienne sans cesse latente. Comment, dans ces conditions, définir le style abouti de l'artiste dans ce Hellboy in Hell # 1?
Peut-être bien qu'en d'autres temps (immémoriaux), d'autres lieux (invisibles), tout au fond de la brasserie ténébreuse d'un monde parallèle mais à portée de pinceau, Mike Mignola, barman curieux et attentif aura discrètement assisté à une conversation passionnée et passionnante entre Georges « Hergé » Remi et Howard Phillips Lovecraft autour d'un verre d'encre de chine. Quoi qu'il en soit, tout nous porte à le croire. « Tchin-tchin » monsieur Mignola!
Bernard Dato
belle histoire M Dato ! qui donne envie de chuter
RépondreSupprimeren courant vers cette œuvre !
Achille.
Bravos Bernard !!!
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