mercredi 31 juillet 2013

Lobster Johnson et Rocketeer, une singulière uniformité


SI LOBSTER JOHNSON ET ROCKETEER PARTAGENT DE TOUTE ÉVIDENCE UNE DIÉGÈSE ANALOGUE, LEURS CONSTRUCTIONS DRAMATURGIQUES SONT EN REVANCHE AUX ANTIPODES. D’OU NOUS VIENT, ALORS, CE SENTIMENT CURIEUX ET PÉNÉTRANT  A LA LECTURE DE LEURS AVENTURES SÉQUENTIELLES, D’ENTRER EN RÉSONANCE AVEC LES DEUX HÉROS MASQUÉS SELON PRÉCISÉMENT LES MÊMES FRÉQUENCES VIBRATOIRES ? IRM GRAPHIQUE DE DEUX JEUNES ICÔNES INATTENDUES DU GENRE SUPER-HÉROÏQUE.

C’est en 1982 que Dave Stevens, dans le second numéro de la revue Starslayer de l’éditeur Pacific Comics, nous présente Rocketeer dont il situe les aventures, dans les six pages du premier épisode, en 1938. C’est en 1999 que Mike Mignola quant à lui, donne naissance à Lobster Johnson au sein de la minisérie Hellboy, Box Full of Evil (Dark Horse Comics), dans un récit en supplément de dix pages qui, intitulé The Killer in my Skull, se déroule également en 1938. Deux personnages qui selon toute vraisemblance n’étaient pas destinés à s’agiter sur le devant de la scène comics - c’est tout du moins ce que le contexte éditorial laissait à penser -, et qui de fait sont très rapidement devenus culte pour autant. Doit-on souligner que 1938 est précisément l’année de naissance du premier des super-héros, Superman ?  Si Rocketeer ni Lobster Johnson ne possèdent de super-pouvoir, ce sont bel et bien des justiciers urbains à double identité et l’allusion au kryptonien encapé, initiateur d’un genre à part entière, est semble-t-il manifeste - Lobster et Rocketeer étant respectivement des sortes de Batman et Iron Man version pulp. Mais cet univers spatio-temporel en commun mis à part, les deux personnages en question ne sont-ils pas en fait diamétralement opposés ?

SOMBRE ET MYSTÉRIEUX, INGÉNU ET FAMILIER

Le vigilante à la pince de Homard a bien évidemment, et par définition, deux identités. Mais Mignola n’a jamais dévoilé, à ce jour, l’identité civile de son héros masqué - la connotation symbolique maximale ainsi obtenue lui permettant d’éclairer des personnages sensément secondaires jusqu’à en faire des rôles principaux - comme la journaliste Cindy Tynan dans Lobster Johnson, The Burning Hand, pour ne citer qu’elle. Dave Stevens, tout au contraire, se joue de son jeune protagoniste à fusée dorsale qui, malgré son masque, sera très vite identifié par tous - amis et adversaires -, comme étant le voltigeur aérien Cliff Secord. Lobster est un redresseur de torts impitoyable qui n’hésite pas à tirer - parfois même de sang-froid -, obsessionnel dans sa lutte contre le crime organisé, les soldats allemands nazis ou les forces surnaturelles obscures et maléfiques. Rocketeer, à l’inverse, est un aventurier malgré lui qui, s’il apprécie les acrobaties dans les airs, aimerait bien que les fédéraux, les espions ennemis et autres malfaiteurs le laissent vaquer à sa relation compliquée mais amoureuse avec sa petite amie Betty. Lobster Johnson est tragique et sombre - il meurt en martyr dès sa deuxième apparition dans Hellboy, The Conqueror Worm. Rocketeer est drôle et ingénu - voir le retour de Betty en forme de Happy-end à l’issue de ses aventures dessinées par Dave Stevens. On le voit, la caractérisation de nos deux super-héros est radicalement différente. Voyons à présent ce qu’il en est de leur apparence.

BLOUSON AVIATEUR ET BOTTES DE CUIR

Hormis les casques - il suffit d’observer les personnages côte à côte -, leurs tenues de vengeurs des années 30 sont étonnement similaires. Blouson, bottes, pantalon évasé aux cuisses, holster  à la ceinture contenant une arme emblématique du début du XXème siècle - un Mauser C96 pour Rocketeer et un colt 45 pour Lobster Johnson -, la ressemblance est flagrante et irréfutable. L’année même de la création de Johnson le Homard Mike Mignola, il est vrai, avait rendu un bel hommage graphique au personnage de Dave Stevens et d’aucun pourraient penser qu’il s’en est inspiré pour son justicier au look d’aviateur d’avant-guerre. Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, mettons-la de côté car là n’est pas notre propos. Les deux icones de papier, de par leurs costumes semblables, possèdent une particularité unique dans la mythologie super-héroïque, une spécificité synthétique qui, peut-être, expliquerait en partie le succès immédiat auprès des lecteurs. Une caractéristique visuelle chargée de sens qui, entre les lignes et entre les traits, nous parlerait dans une langue graphique inédite dans le récit super-héroïque, et qui nous intéresse ici.

INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ

Tant de journalistes comme Clark Kent sur la planète, et un seul Superman. Tant de millionnaires comme Bruce Wayne dans le monde, et un seul Batman. Combien d’étudiants brillants et timides, d’avocats aveugles et engagés, d’industriels créatifs et fabricants d’armes, là où Spider-Man, Daredevil ou Iron Man sont uniques ? Si le super-héros affirme sa singularité au moyen d’un costume qui n’appartient qu’à lui, son alter ego, lui, signale son appartenance à un groupe par une tenue vestimentaire renvoyant à sa profession ou à son rang social – c'est-à-dire un uniforme. C’est là une des dynamiques à l’œuvre dans le concept du  vigilante urbain : l’émergence de l’individuel au sein du collectif. Mais une émergence qui ne se dévoile qu’à travers le couple alter ego/super-héros. Or, et c’est bien ce qui distingue Rocketeer et Lobster Johnson de leurs homologues, cette émergence, chez eux, advient dans le seul visuel de leur tenue de justicier. Si le casque et le jet dorsal pour l’un et la pince de homard sur la poitrine et dans une main pour l’autre, suffisent à marquer leur unicité, le reste du costume est, on l’a vu, un vêtement tout ce qu’il y a de plus banal pour un aviateur des années 30. Nul besoin pour ces deux là d’une tenue entièrement singulière, il a suffit d’un habit standard auquel se sont rajoutés un ou deux éléments spécifiques et le tour super-héroïque était joué. En d’autres termes, voyant Rocketeer ou Lobster Johnson, nous avons continûment sous les yeux et dans le même temps, l’uniforme ordinaire et le costume original, c'est-à-dire l’individu qui s’extirpe du groupe, le particulier qui s’extrait de la collectivité, le spécimen qui s’arrache à l’espèce. Et en recelant les deux notions au sein du même déguisement, il se pourrait que nos deux héros nous rappellent - dans une histoire humaine où le désir d’indépendance tend irrépressiblement vers l’individualisme -, que l’être unique ne doit jamais perdre de vue la communauté dont il se dégage car c’est celle-ci qui autorise son avènement… Rocketeer et Lobster Johnson, ou la métaphore de la citoyenneté.

Bernard DATO

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