mercredi 10 avril 2013

Mike Mignola, trempez, ceci est mon encre !


DE NOMBREUX DESSINATEURS DE TALENT RECRUTES DANS LE HELLVERSE ONT SU, EN DISCIPLES RESPECTUEUX ET SANS PERDRE POUR AUTANT LEUR IDENTITÉ D’ARTISTE, PLONGER LEURS PINCEAUX DANS L’ENCRIER DU MAÎTRE  ET S’IL EN EST UN PARMI EUX QUI AYANT JUDICIEUSEMENT ADAPTE SON STYLE PROPRE AUX AMBIANCES ESOTERIQUES ET SOMBRES DE MIGNOLA A FAIT L'UNANIMITÉ IMMÉDIATE DES LECTEURS, C’EST BIEN DUNCAN FEGREDO. UNANIMITÉ PARTAGÉE A TEL POINT QUE LE RETOUR POURTANT TRÈS ATTENDU DE MIKE AU DESSIN, DANS « HELLBOY IN HELL », A PROVOQUE LA POLÉMIQUE  CERTAINS FANS ALLANT JUSQU’A QUALIFIER L’ÉPURE SANS CESSE POUSSÉE PLUS LOIN DU CRÉATEUR DE TRAVAIL BÂCLÉ  ET CE AU REGARD DE L'EXÉCUTION SOIGNÉE DE FEGREDO DURANT CES DERNIÈRES ANNÉES. ALORS, LE MAÎTRE DÉPASSÉ PAR LE DISCIPLE ?


Le récit mignolien use régulièrement du mode « répétitif » (procédé - comme son nom le laisse supposer - qui consiste à raconter plusieurs fois ce qui s’est passé une seule fois). Cette caractéristique narratologique sert tout particulièrement le dessein d’un auteur dont l’ambition ne se résume pas à livrer une suite d’histoires de qualité, mais bien à créer un univers foisonnant et aux multiples ramifications et néanmoins cohérent et homogène. Un tel projet, cette cohérence, cette homogénéité, nécessitent des scènes, voire des plans clés, qui, repris maintes fois dans des contextes différents (sous forme de flashbacks notamment), éclaireront l’action présente ou seront eux-mêmes éclaircis et enrichis d’un sens nouveau. Ainsi la dague ensanglantée tombant bruyamment sur un sol entouré de ténèbres. Ainsi l’annonce faite à Kate par un Hellboy mélancolique et en quête de sens, de son départ du B.P.R.D. pour l’Afrique, dans un décor montagneux et grandiose. Une mythologie aussi éclatée que le mignolaverse a besoin de repères fondateurs récurrents qui fondent l’unité de l’ensemble. Et l’un deux, justement, va servir notre propos puisque la case 3 de la planche 16 de Hellboy in Hell # 3 reprend à l’identique – si ce n’est un cadrage légèrement plus serré -, la dernière case de la page 101 de La Grande Battue. La première est dessinée par Mignola, la seconde par Fegredo. On y voit un Hellboy en piteux état et au regard dubitatif, bras et main droite du diable ballant par-dessus un mur de pierres qu’il vient d’endommager - alors qu’un Duc des Enfers géant et en armure, aux cornes orbitales en place des yeux et farouche gardien du pont l’a violemment frappé -, et qui demande conseil à un des petits démons qui volètent dans les flammes tout autour du château. L’occasion attendue et rêvée, pour nous, de comparer le travail des deux artistes.

LE RÉGIME DUNCAN

Posons au préalable quelques définitions qui pour être arbitraires nous permettrons toutefois de mieux cerner les différences entre nos deux dessinateurs. Posons tout d’abord qu’une image figurative a pour visée de reproduire le plus fidèlement possible une partie précise d’un réel observable (un personnage particulier - humain ou animal -, un paysage singulier, un objet unique, etc.). Elle va pour cela convoquer toutes les techniques de lumière, de modelé ou de perspectives propres à donner l’illusion du réel. Posons ensuite qu’une image iconique représente quant à elle un ensemble d’objets, qu’elle en est en quelque sorte le symbole (l’avion sur un panneau signalant un aéroport, le bonhomme vert indiquant au piéton qu’il peut traverser, le personnage sur fauteuil roulant désignant sur une porte les toilettes pour handicapés). Cette image sera considérablement schématisée (un cerné ou une ombre chinoise simplifiés) afin de pouvoir évoquer dans une forme ressemblante mais universelle tous les objets auxquels elle renvoie. Posons enfin qu’une image abstraite ne ressemble en rien à une partie du réel connu, ne cherche tout du moins pas à reproduire quoi que ce soit et que ses formes ou ses couleurs s’exposent pour elles-mêmes uniquement, plaisir des lignes, des aplats ou des modelés en tant que tels. Arbitraires, ces définitions, disions-nous, car les différences ne sont pas catégorielles mais graduelles en vérité. Une image est plus ou moins figurative, plus ou moins iconique ou plus ou moins abstraite si bien que les frontières entre elles demeurent relativement et subjectivement poreuses. Arbitraires, certes, mais voilà des codes qui nous permettrons de nous entendre - par exemple -, sur le côté figuratif du dessin de Burne Hogarth (Tarzan), sur l’allure iconique du trait de Hergé (Tintin) et sur la tendance abstraite de certaines compositions de Frank Miller (Sin City). A présent que les choses sont plus claires (car elles le sont, n’est-ce pas ?), penchons-nous sur la vignette de Duncan Fegredo. La source de lumière vient du haut. Du haut et de la gauche. Les ombres - toutes les ombres -, sont fort logiquement placées en conséquence. Celles des blocs de la muraille, celles des cornes tronquées du héros, celles de son nez, de son épaule, de sa main de pierre aux trois doigts. Elles occupent sans exception la place réaliste qui leur est due. Quelques poils sur l’épaule du héros rouge, quelques autres sur son avant-bras, les séparations de chacun des blocs, leurs altérations, trous, fissures ou angles cassés, tous ces détails sont minutieusement figurés uniformément dans le cadre. Et donc, conformément aux principes que nous nous sommes au préalable fixés, l’image de Fegredo relève assurément de la catégorie figurative. Une belle composition au demeurant, dont l’expression d’hébétude impuissante du protagoniste est très justement renforcée par une contre-plongée et une visée oblique. Suivront The Storm and the Fury, suivront de multiples planches et d’innombrables cases, et enfin Hellboy in Hell. Et enfin Mike Mignola qui reprend crayons et pinceaux. D’autres planches, d’autres cases, et enfin le même plan reproduit par le maître. Et qu’en a-t-il donc fait ?

LA MAGIE DE MIKE

Des cinq petits démons qui au-dessus des flammes tournaient autour d’un Hellboy mal en point, il n’en reste qu’un seul dans un cadrage qui s’est quelque peu resserré. Pour le reste, rien n’a changé. La muraille partiellement démolie, le bras qui pend, et le feu, et la poussière. La contre-plongée ainsi que la visée oblique, reproduites également, sont toutefois moins prononcées. Voilà une première simplification de la version de Duncan qui témoigne de la réticence bien connue de Mike à user des effets ostentatoires. Un angle de vue exagéré peut donner une conscience aiguë, au spectateur, de la « caméra ». A l’opposé, une contre-plongée ou une visée oblique à peine appuyées ne sont pas perçues comme telles par le regard qui, de fait, ne perçoit pas la présence de cette caméra virtuelle entre lui et la scène. Une simplification qui semblerait faciliter l’immersion du spectateur dans la diégèse, là où l’angle de vue trop accentuée créait une interface presque gênante entre le monde réel du lecteur et l’univers fictionnel de Hellboy. Passons maintenant en revue les divers éléments graphiques de l’image. Les blocs de la muraille sont, comme chez Fegredo, ombrés et altérés avec un réalisme moins détaillé, certes, mais tout aussi rationnel. Ils appartiennent, selon nos axiomes, au codage figuratif. La fameuse main droite de l’enfer de notre héros, en revanche, ne possède aucune ombre. Seul un contour schématique et au trait uniforme la représente, envers et contre toute règle d’éclairage qui par ailleurs est appliquée, on l’a vu, aux blocs de pierre du pont. Une main dont le style n’est pas sans rappeler l’épure stricte de la ligne claire et qui nous fera classer cet élément de la composition dans le codage iconique. Quant à l’ombre qui part de la tête du personnage, recouvre tout son torse, traverse tout le bras sans aucune interruption pour se terminer en une hachure très stylisée, elle se détache de manière si peu réaliste que, prise à part, elle constitue assurément un aplat de noir que le pinceau du dessinateur se régale d’étaler d’un coup d’un seul en une forme qui vaut pour elle-même. Autrement dit, un codage abstrait. Une synthèse de tout cela ?

LA DISCRÉTION DU GÉNIE

Oui, l’image de Duncan Fegredo est belle. Oui, son trait est juste et son style affirmé. Oui, les détails sont nombreux et l’ensemble homogène dans le même temps. Une vignette remarquable dans la suite séquentielle, soignée, efficace, et qui procède toute entière du codage figuratif. Et oui, celle de Mike Mignola est nettement plus simplifiée. Oui, les détails sont moins nombreux. Oui, le trait est rapide et plutôt grossier en comparaison. Et pourtant, nous l’avons décrypté, cette image on ne peut plus modeste contient bel et bien trois niveaux picturaux différents. Une image humble en apparence mais qui harmonise - avec une délicatesse qui nous dissimule l’exploit -, des éléments à la fois figuratifs, iconiques et abstraits. Quelle richesse de contenu. Quelle complexité de codage. Quelle profondeur pudique de lecture que cela induit ! Il est clair que si le dessin de Mike semblait bâclé auprès de la composition très aboutie de Duncan, il s’avère en fait bien plus sophistiqué dans le tressage des codes et propose, mine de rien, une grande multiplicité d’esthétiques au regard du lecteur. Voilà pourquoi si Fegredo a prouvé son excellence, il n’en demeure pas moins que le maître dans l’encrier duquel il faut encore et toujours tremper ses pinceaux si l’on désire s’élever, demeure le génial et sobre Mignola.

Bernard DATO

11 commentaires:

  1. Oui Bernard tu as raison mais je trouve que même si il reste un excellent dessinateur, il a tendance (par paresse ou manque de temps peut-être) à trop simplifier. Ça reste bien sur efficace mais laisse une impression de bâclage pas forcément méritée. Dieu sait qu'il faut une certaine maitrise pour cadrer de la sorte, poser une ambiance ...etc. Je reste sur le Mignola de Ironwolf, Batman steampunk ou du Cycle des épées. Le "nouveau" Mignola me déçoit quand même un peu...

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    1. Point de vue que je comprends parfaitement. Même moi, qui suis pourtant le fanboy par excellence qui pardonne tout (ou presque tout) à Mignola, j'ai poussé un "Yeu ?!" lorsque j'ai vu pour la première fois une planche preview de "Hellboy in Hell". A l'époque de "The Island" et "The Third Wish", j'me disais que Mignola avait atteint son seuil de tolérance dans la suppression de détails, et qu'il ne pouvait que stagner...que dalle, ouais lol

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  2. En dernier lieu c'est une question de goût. Je trouve aussi que Le Cycle des épées, Ironwolf et, surtout, le Batman steampunk, sont géniaux. Mais il a choisi d'évoluer dans le sens de l'épure et si c'est le figuratif qui te touche plus, forcément tu ne pourras apprécier autant. Lorsque Moebius était passé d'un modelé hachuré très poussé (Arzach, Major Fatal), à l'épure simplifiée de L'Incal, certains ne l'avaient pas suivi. Je voulais juste montrer que son trait plus schématique est cependant au service d'une image plus complexe qu'il n'y paraît car il joue sans arrêt sur le figuratif/iconique/abstrait. Après, chacun à le droit d'en apprécier plus ou moins les effets.
    Merci en tout cas d'avoir lu l'article Vinsymbol ;-)!
    BD

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  3. Beau texte Bernard (le titre excellent:)!) et une analyse graphique à laquelle j'adhère et je plussoie : honneur à Mignola dont la composition vise la lisibilité immédiate (la ligne du mur soutient Hellboy et le ti diable,rythmée en contrepoint par le nuage de poussière, les murs brisés,les bras de l'acolyte et celui de notre cher cornu...et là dans ce très rapide jeu de plans obliques accrochés à la ligne du mur on lit naturellement ce que la main gauche surligne!).

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    1. Maintenant que tu viens de te griller tout seul (comment t'aurais pas duuuuuuu XD), va peut-être falloir que j'pense à te soudoyer pour que tu viennes écrire des p'tits billets analytiques sur le Hellboyverse XD

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  4. hihihihhihikohofkokohofkof :)))) (bon vérifie tes mails y a un cadeau inside :)))

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  5. Merci, Paul, de compléter mon analyse qui portait sur le codage graphique, par une synthèse portant sur la composition (que je plussoie également ;-)!).
    Bon, allez, les amis, Panatrog, Vinsymbol, Paul Marcel, Duncan et Mike, Hellboy et tout le B.P.R.D., on va tous se faire une bouffe chez Lobster Johnson, c'est lui qui régale, ça vous dit? Homard à l'aquarelle au menu! Attendez... (Allo? Oui? Ah c'est toi! Très bien, merci. Heu, oui, why not? Attends, je pose la question, reste en ligne), les gars, Richard Corben demande s'il peut venir?
    BD

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    1. Oh non, pas lui; la dernière fois qu'il est venu, il a vidé le frigo et a laissé les chiottes dans un état plus que...eurk, rien que d'y penser, j'en ai la gerbe. Nan, dis lui qu'on peut pas, qu'on devra aller chercher Tonci Zonjic à la gare et qu'on aura pas le temps.

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  6. Du homard version Mignola, du Meursault charmes 89 de chez Lafon et Corben... le rêve (John c'est mal ce que tu dis sur mon cher Richard, troooopp maaaalll :)) ).

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