dimanche 15 juillet 2012

Lobster Johnson, Hard-Boiled et Platonicien.


LE DESSIN DE COUVERTURE DE CAPUT MORTUUM, RÉALISÉ PAR TONCI ZONJIC, RESSEMBLE ÉTRANGEMENT À CELUI QUE LE DESSINATEUR AVAIT EXÉCUTÉ POUR DARK HORSE PRESENTS ISSUE 11. DANS LES DEUX CAS UNE VILLE PLEIN CADRE ET NOCTURNE, PROCHE DE L'ABSTRACTION (GRÂCE À UN EFFET DE CONTRASTE POUSSÉ ET L'UTILISATION EXCLUSIVE DE DEUX COULEURS SEULEMENT), SE MÊLE SUBTILEMENT ET PAR TRANSPARENCE À UN PERSONNAGE DONT LE TRAITEMENT EST PLUS RÉALISTE (EN PLAN POITRINE POUR L'UN - L'HOMME AU BORSALINO, EN PLAN TAILLE POUR L'AUTRE - LOBSTER JOHNSON). L'ARTISTE ÉTAIT-IL À COURT D'INSPIRATION, A-T-IL CÉDÉ, PRIS PAR LE TEMPS OU L'ACCUMULATION DES COMMANDES, À LA FACILITÉ CRÉATRICE OU BIEN, AU CONTRAIRE, CE QUI POURRAIT NOUS FAIRE PENSER AU PRINCIPE TRÈS PICTURAL DE LA SÉRIE CACHE-T-IL UN SENS PLUS PROFOND QUI NOUS AURAIT DE PRIME ABORD ÉCHAPPÉ ?



En peinture, pour qu'il y ait série, il faut qu'il y ait déclinaison d'un même motif et que celui-ci soit chaque fois traité avec le même style graphique. Les exemples sont nombreux, dans l'histoire de l'art, qui nous apprennent que les séries viennent en général avec la maturité. De fait, dérouler tout un univers virtuel, complexe et cohérent, avec un minimum de concepts, procède, comme en philosophie, d'une authentique force créatrice qui a muri et qui fait sens. Ainsi, chez Claude Monet, la Cathédrale de Rouen figurée précisément selon le même point de vue, mais à des heures différentes de la journée, ou ses multiples variations autour des Nymphéas - pas moins de 250 peintures -, où impressionnisme flirtait avec abstrait, démontrent que dans la série, le thème (profond et invisible), ne coïncide pas avec le sujet avoué. Car là où le sujet était un monument, le thème était la lumière; là où le sujet était une fleur d'eau, le thème était la peinture elle-même. Les deux couvertures de Zonjic, qui de toute évidence forment une série picturale (même motif et même style), sont-elles les parties émergées d'un iceberg artistique travaillé en parallèle du cahier des charges de ses scénaristes par un modeste dessinateur de comics et, si oui, que nous dit ce gigantesque bloc de glace et de sens, dissimulé dans l'obscurité des eaux profondes de l'auteur ?

TÉNÉBREUSE URBANITÉ


C'est la ville des années 30 que Tonci Zonjic peint dans ses deux couvertures. Autrement dit la ville de Raymond Chandler, auteur emblématique du roman noir policier moderne (école hard-boiled) qui débuta en 1933. C'est également la ville de Jerry Siegel et de Joe Shuster qui la même année imaginèrent le premier des super-héros: Superman (rappelons que l'action de The Burning Hand, dessiné par Zonjic, est d'emblée située en 1932, comme si Lobster Johnson avait d'une année à peine précédé Clark Kent). La ville des années 30 la nuit, saisie dans sa plus simple expression à savoir de simples tâches de lumières et d'ombres. Une ville symbolique, donc, et à laquelle les deux personnages (une figure de détective dans le premier dessin, un personnage de vigilante dans le second) ne peuvent en aucun cas échapper puisqu'elle envahit tout le cadre. Une ville encore à laquelle les deux protagonistes s'identifient puisque mégalopole et héros, par transparence, s'interpénètrent indéfectiblement. On le sait, la lumière et l'ombre, dans le roman noir, sont indissociables au sein de chaque personnage qui porte en lui une part de la culpabilité qu'il traque inlassablement. En ce sens, la première illustration de Zonjic demeure classique. En revanche, avec sa couverture de Caput Mortuum, le dessinateur peint un justicier masqué qui, comme le privé manifestement hard-boiled de Dark Horse Presents, est habité par les parts d'ombres d'une métropole omniprésente, ce qui est remarquablement anachronique puisque les super-héros, jusqu'à la révolution orchestrée en 1985 par Frank Miller et Alan Moore (avec The Dark Knight Returns et Watchmen) étaient du seul côté du bien. Voilà la thématique de fond, qui vibre sous les sujets apparents (et dictés par le scénario) des deux couvertures: les super-héros sont aussi noirs que les privés de Dashiell Hammett et Raymond Chandler, et ce dès leurs débuts dans les années 30. Uchronie pertinente et engagée que Tonci avance dans cette simple série de deux dessins, et qu'à n'en pas douter Frank ni Alan ne renieraient. Attardons-nous à présent sur la seconde des deux couvertures.

LE MONDE DES IDÉES


A l'opposé de la première où c'est la ville, en surimpression, qui laisse voir au second plan le personnage, c'est Lobster Johnson qui ici est transparent et occupe le premier plan. Transparent ? Pas complètement en fait. Seul le corps cadré serré et en plan taille laisse voir à travers lui la dense urbanité des années 30. La tête et, surtout, le logo, sont eux opaques totalement, comme s'ils étaient les parties les plus tangibles du protagoniste, comme s'ils étaient la seule réalité concrète du vigilante hard-boiled. La tête et le logo, c'est à dire l'idée même de Lobster. Pour Tonci Zonjic, donc, l'idée est plus forte que le corps, le concept plus réel que la matière, la forme plus vraie que l'objet. Voilà qui n'est pas sans évoquer la théorie des formes de Platon. Pour le philosophe, en effet, celles-ci sont des réalités immatérielles qui par leurs caractères immuables, universelles et intelligibles - là où les choses sensibles sont changeantes -, sont l'unique et vraie réalité.
Alors un simple « S » plus authentique que le kryptonien Superman ? Une chauve-souris iconique plus palpable que le détective Batman ? Le contour simplifié d'une pince de Homard plus consistant que le vigilante Lobster Johnson ? Un monde de Logos plus vrai et plus manifeste que l'univers des multiples aventures super-héroïques que scénaristes et dessinateurs déclinent en se passant le relai ?
C'est tout du moins le deuxième sujet de réflexion que Zonjic nous soumet par deux dessins qui pour être stylisés n'en paraissent pas moins anodins et qui pourtant mettent à jour le riche univers conceptuel d'un dessinateur de comics dont l'excellente réputation ne devaient jusqu'ici qu'à son graphisme efficace, adapté et référentiel.
Tonci Zonjic et Lobster Johnson, un auteur plus profond et mature qu'on ne pensait pour un héros plus épais et complexe qu'il n'y paraît...


Bernard Dato

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