Prologue
En dépassant la crête, la Bentleyétait déjà la proie des flammes, et les
bords défoncés du pare-brise avaient noirci sous la morsure du feu. La
peinture du capot commençait à fondre, des bulles de chaleur éclataient
par endroits. À trois heures du matin, la petite nationale du Vermont
était tout sauf encombrée. Faute de lampadaires, seules la lune et la
voiture embrasée éclairaient la nuit. Elle zigzaguait sur la route, puis
redressait sa course, ce manège se répétant plusieurs fois.
Il n’y avait personne au volant.
Cela ne signifiait pas que la Bentleyétait vide, loin de là, mais le véhicule infernal ne transportait rien d’humain.
Un tentacule massif acheva le pare-brise. Violacé, couvert de pustules,
il se balança de droite à gauche en tâtant les autres vitres de la
voiture, puis essaya d’étouffer les flammes qui s’échappaient du moteur.
D’autres membres dégoulinant de mucus éventrèrent les carreaux, ne
pouvant tenir à l’intérieur de l’habitacle. Il en allait de même pour la
créature à laquelle ils appartenaient. La vitre arrière explosa sous
l’impulsion d’une chose qui aurait pu être une queue, un lourd appendice
verdâtre couvert de barbelures. Elle exsudait des flammes bleutées bien
différentes de celles du capot.
Une trompe vigoureuse et musclée perfora le toit pour humer l’air à la
manière d’un fourmilier. Une boursouflure tuméfiée suivit la colonne de
chair en repoussant la tôle, avant de se couvrir de petits yeux
fiévreux.
Dans les entrailles du véhicule, quelque chose meugla. Un cri presque
humain. Cela ne pouvait en aucun cas venir de la monstruosité qui
tentait de s’extraire de la fournaise. La créature effroyable émit un
ululement suraigu suggérant autant la souffrance que le triomphe. Comme
la voiture approchait d’un petit restoroute, deux coups de feu, puis un
troisième résonnèrent dans la nuit. Leurs échos frappèrent les épaisses
forêts encadrant la route, puis plus rien.
Le groin
élancé interrompit sa reconnaissance, et le sac obèse couvert de globes
oculaires explosa en une averse de glaires visqueuses qui attisèrent
encore plus les flammes, comme sous l’effet d’un jet d’essence.
Dans un bruit de métal torturé, on arracha la portière du côté passager,
et une masse énorme fut expulsée. On eût dit un corps ensanglanté. Il
percuta la route et roula sur quelques mètres avant de s’arrêter.
L’individu portait un grand cache-poussière qui commençait à prendre
feu.
La Bentley continuait sa course vers le restaurant.
Le parachuté se roula par terre pour éteindre le feu avant de se redresser d’un bond.
— Bon sang ! lâcha-t-il en étouffant les dernières flammèches,
maudissant à la fois son manteau détruit et ses côtes douloureuses.
Un terrible fracas retentit, immédiatement suivi par le bruit du verre
qui éclate sur le béton. L’individu se retourna pour constater que la
voiture s’était enfin arrêtée, s’enfonçant de moitié dans
l’établissement.
Les flammes commençaient à se propager.
La chose innommable se débattait dans le véhicule, hurlant de douleur et
de colère alors que ses tentacules s’embrasaient et s’agitaient de
moins en moins violemment.
L’ex-passager avança en boitant légèrement vers la cabine téléphonique du parking.
Il était imposant. Grand et large.
Et rouge.
Sa peau écarlate avait l’apparence d’une carapace usée et rafistolée à
de nombreuses reprises, pendant des siècles et des siècles. En fait, ce
n’était pas une carapace, c’était tout simplement sa peau. Ses sabots
claquaient sur le bitume, et la queue dépassant de son cache-poussière
s’agitait sans jamais toucher le sol. Deux protubérances ornaient son
front, moignons de ce qui avait été une sacrée paire de cornes. Un bouc,
une ombre de poils sur le crâne, sur le torse et les jambes, et des
favoris noirs comme le jais juraient avec le rouge immaculé de son
corps.
Un visage terrifiant qui ne s’arrangeait pas avec un sourire.
D’ailleurs, il ne souriait pas, à cet instant.
Non, vraiment pas.
Il ouvrit la porte de la cabine et s’y glissa de profil en pliant les
genoux. Sa main droite était énorme, démesurée même pour lui. Elle
n’était pas de chair, mais plutôt constituée d’une sorte de pierre ou
peut-être d’une autre matière qui n’avait pas encore de nom. Il prit le
combiné avec ce battoir et composa un numéro. Les opérations délicates
étaient réservées à la gauche.
— C’est un appel en PCV, dit-il. Malgré son ton presque avenant, il y avait quelque chose d’étrange dans sa voix, de froid.
— Dites-leur juste que c’est un appel en PCV du Vermont, insista-t-il, irrité.
Il écouta pendant quelques instants.
— Merci, et il attendit de nouveau.
— Tom, ici Hellboy.
En prêtant l’oreille aux questions de son supérieur, il grattait machinalement son crâne.
— Ouais, ouais, tout est réglé. Mme Crittendon se foutait du chat ou de
la Bentley, elle voulait juste qu’on la débarrasse de la chose. Dommage,
c’était une belle voiture.
Il pencha la tête sur le côté avant de hausser un sourcil à la question suivante.
— Tom, puisque je te dis que tout est réglé ! Cette saloperie finit de
griller… Qu’est-ce que tu entends par : « Elle ne peut pas être tuée par
le feu » ?
» Bon, en tout cas, elle bouge plus d’un poil.
» Mais oui, je suis sûr.
Alors même qu’il prononçait ces paroles, Hellboy se retourna vers le restoroute.
— Tom, tu peux patienter une minute ? dit-il en lâchant le téléphone.
Grâce au feu qui illuminait la nuit, il constata que la créature s’était
mise à bouger. Elle se répandait par le trou dans le toit de la
Bentley, tentacule après tentacule, et commençait à se rassembler pour
dominer le brasier.
Hellboy voulut sortir son pistolet, mais ne le trouva pas. Un rapide
coup d’œil lui fit comprendre qu’il avait dû le perdre en éteignant son
manteau. Pas grave, il était presque sûr d’avoir utilisé toutes les
balles.
Le monstre infernal glissait le long de la tôle en laissant une traînée
putride. Il semblait plus petit. Peut-être avait-il laissé une partie de
son corps dans le véhicule pour échapper aux flammes. Puisqu’il était
insensible au feu, il pouvait aussi être fou de rage, et vouloir lui
rendre la monnaie de sa pièce.
C’était déjà plus crédible.
Hellboy fourrageait dans les sacoches de sa ceinture, puis dans les
poches de son cache-poussière. Des charmes, des talismans et un rosaire
bénit par le pape Pie XII lui-même tintèrent en touchant le sol. Un
fétiche protecteur fabriqué par un prêtre de la santeria se planta dans
son index.
— Bordel ! siffla-t-il entre ses dents en suçant le doigt blessé avant de reprendre ses recherches.
Il continua à sortir des dizaines d’objets aux pouvoirs de protection.
Ils n’étaient pas toujours efficaces, et dans ce cas précis, ils ne
suffiraient sûrement pas.
Sa main gauche saisit quelque chose de dur, de métallique. Il le sortit.
Une lampe torche. Juste après, il trouva autre chose… un flingue !
Hellboy mit la chose en joue quand il se rendit compte de ce qu’il
tenait.
Un pistolet à fusée éclairante.
Une efficacité des plus douteuses en l’occurrence.
Il pouvait entendre Tom, le docteur Manning, hurler dans le téléphone.
Il ne distinguait pas les phrases, mais selon lui, le docteur voulait
savoir si tout allait bien ou si la mission avait au moins été
accomplie.
L’effroyable obscénité qu’avait contenue la Bentleyétait à présent
tombée du coffre, et rampait sur le parking, juste derrière le véhicule
carbonisé. Ses membres s’étiraient à l’aveugle, en tentant vainement de
reconnaître les environs. Hellboy sut qu’il avait été repéré quand les
tentacules cessèrent de s’agiter. D’un instant à l’autre, la créature
allait charger.
— Allez ! hurla-t-il, non pas à la créature, mais en réaction à ses vaines explorations.
Ses doigts touchèrent un cube. S’il n’avait pas été en métal, il aurait
pu provenir d’un jeu d’enfant avec les lettres de l’alphabet. Mais il
n’était pas aussi innocent. Un sourire fendit le visage rouge pour
s’achever en grimace. Il exhuma le bloc. Un motif circulaire, une légère
dépression en fait, ornait une des faces.
Une charge de thermite, vestige du fiasco en Finlande deux ans
auparavant. Parfait. Le feu ne pouvait peut-être rien contre cette
ignominie, mais l’explosion de cette petite bombe ferait l’affaire. Il
ne restait plus qu’à…
La voiture explosa.
Les flammes avaient atteint le réservoir, et le véhicule avait sauté. Un
nuage de shrapnels et de morceaux de démon se dispersa, les vitres de
la cabine éclatèrent et Hellboy dut se protéger les yeux avec la main.
Il examina les ruines de la déflagration. Le restaurant avait pris feu à
présent. Les fragments de chair du monstre se dissolvaient sur le sol
du parking en laissant d’étranges traces de brûlure.
Il mit un moment à se rappeler son coup de fil interrompu, et claudiqua
jusqu’à l’épave de la cabine. Il fut surpris d’entendre le docteur
Manning continuer à crier dans le combiné.
— Du calme, Tom, tout est réglé, donc.
» Non, non, cette fois, j’en suis sûr. Oui ! Je vous le promets !
Qu’est-ce que vous croyez ? Que j’ai douze ans ou quoi ? Bon, et sinon,
c’est quoi cette nouvelle affaire, je croyais que j’allais à Édimbourg
avec les autres ?
» En Égypte ? Mais qu’est-ce qui se passe dans ce foutu pays ?
Dans le lointain, de nombreuses sirènes se faisaient entendre. Plus
près, cependant, on distinguait le battement régulier d’un rotor
d’hélicoptère.
— D’accord, écoutez… non, non, attendez. Quoi ? Ouais, mon taxi est
arrivé. Vous me direz tout quand je serai de retour au bureau.
Alors que l’appareil se posait, Hellboy courut récupérer son pistolet. Il le rangea, puis monta à l’arrière.
— Doux Jésus ! s’exclama le pilote en regardant le carnage. Rappelle-moi de ne jamais te mettre en rogne…
Hellboy sourit.
— Arrête, Kevin, tu sais bien que je ne suis pas du genre caractériel.
— Oui, oui.
— Pardon ? Et ça veut dire quoi, ça, bordel ? !