dimanche 5 août 2012

Hellboy, Batman, et les quatre stades sociaux.


Qui veut tuer Batman ?

En 1999, sous le clavier narrativement vif et habile de James Robinson, et les pinceaux enchantés et détrempés d'encre noire de Mike Mignola, ce sont « Les Chevaliers d'Octobre », nazis traditionalistes sud-américains, qui en veulent à la vie de l'homme chauve-souris. Mais Hellboy, venu à Gotham pour l'occasion et par le premier vol en partance de Washington, va lui prêter main forte - et pas des moindres. Lorsqu'à la fin du premier volet de l'aventure, Hellboy et le fraîchement débarqué Starman s'apprêtent à quitter la ville sombre dans un avion prêté par Bruce Wayne, Batman leur souhaite bonne chance. « Merci. Bonne chance à toi aussi », répond Hellboy. « Moi (rétorque Batman), je sais ce qui m'attend ».



Mais savait-il vraiment, le chevalier noir, ce qui en cet été 2012 l'attendait sous les claviers lâchement assassins et tristement convenus de certaines rédactions aussi réputées que conventionnelles?
Car la tuerie d'Aurora de juillet dernier, lors de l'avant-première américaine de The Dark Knight Rises de Christopher Nolan, allait donner à certains journalistes - et avec eux les magazines dits sérieux et culturels qui les emploient et les cautionnent -, l'occasion inespérée de tomber avec la force de toute la mauvaise foi de la galaxie sur la contre-culture du récit super-héroïque. La chose n'est pas nouvelle. La chose est suffisamment navrante et éculée pour ne pas perdre de temps à réfuter des arguments aussi vains que poussiéreux. Mais la chose est assez violente, obstinée et systématique pour que nous tentions de saisir les rouages profonds du mécanisme irréductible qui se joue là, au sein de la bien pensance installée et suffisante de la culture officielle.




Et quels sont-ils, au fait, les rapports étroits, presque sensuels, en tout cas prédateurs, entre culture et contre-culture ? Et bien la première, sans cesse, se nourrit par à-coups de la seconde et ce faisant, elle la vide de son sens. Prenons par exemple les boucles d'oreilles masculines en occident. Elles proviennent au départ de la contre-culture gay si bien que les premiers hétérosexuels qui se sont mis à en porter revêtaient dans le même temps toute leur charge contestataire. Mais la culture, au bout du compte, a fini par absorber le concept tant et si bien que pléthore de beaufs machos et homophobes se sont mis à percer leurs lobes d'anneaux et autres diamants sans que nul ne trouve à y redire. Exit la charge subversive des boucles... Prenons encore les tatouages (toujours occidentaux). Ils sont issus de la contre-culture des prisonniers et les premiers, dans nos villes de liberté, qui ont osé recouvrir leurs épaules, leurs avant-bras, ou leur cou dénudé d'encre noire et colorée ont vu leur réputation se ternir d'une aura effrayante et on ne peut plus mal vue. Mais aujourd'hui, il ne reste presque plus de ménagère de 50 ans qui n'arbore fièrement un tatoo qu'elle a choisit, au tout dernier moment, dans le catalogue de l'artiste à l'aiguille dont la veille encore elle ignorait l'adresse. Exit la signification rebelle et profonde des dessins douloureux sous l'épiderme. Les exemples seraient nombreux, la liste interminable, mais nous avons saisi la dynamique.



Et qu'en-est-il, alors, du super-héros, né dans un milieu contre-culturel s'il en fut: le comic-book? Comment se fait-il que récupéré par la culture depuis longtemps officielle du 7ème art, le super-héros ne soit toujours pas vidé de son sens, lui, et qu'il soit donc, encore et toujours, la victime d'un ostracisme organisé et quasi unanime dans l'intelligentsia en place? Mais c'est que le concept même du récit super-héroïque est d'une richesse telle que la culture qui parviendra à le digérer jusqu'à le vider de son sang n'est pas née encore - et ne comptons pas sur la dernière pluie pour la voir apparaître. Un exemple de sa richesse? Tout récit - pour faire vite -, s'inscrit dans un stade social déterminé. Le stade 1 est celui de la loi de la jungle (dans ce type d'histoire, le personnage principal est un héros très puissant qui peut affronter les forces de la nature les plus redoutables; ainsi Tarzan, ou encore Mad-Max). Le stade 2 est celui du village (ici, un groupe est attaqué par un ennemi extérieur et le héros sera un guerrier; ainsi la caravane de western cernée par les indiens et défendue par le cow-boy tireur d'élite, ou bien Mad-Max 2). Le stade 3 est celui de la ville (dans ce cas, le héros est monsieur ou madame tout-le-monde). Le stade 4, enfin, est celui de la ville oppressante (le protagoniste sera alors un anti-héros; ainsi le détective cynique et désabusé des films noirs). Lorsque le narrateur est subtil, il placera son personnage à cheval entre deux stades sociaux. C'est ce que l'on observe dans Crocodile Dundee qui passe du stade 1 (la jungle) au stade 3 (la ville). Or, si nous pensons au super-héros Batman (puisque c'est lui, cette fois, qui est sur la sellette), nous comprendrons que celui-ci, de part sa double identité, évolue à la fois dans le stade 3 (la ville pour le milliardaire Bruce Wayne) ET le stade 1 (le justicier masqué qui affronte au sommet des gratte-ciel les forces du mal d'une jungle impitoyable). De même, Hellboy progresse dans le stade 1 en bravant les créatures monstrueusement effroyables de l'au-delà ET dans le stade 3 de l'urbanité très quotidienne des bureaux du BPRD. Voilà la richesse démesurée, voilà la complexe subtilité d'un archétype permettant à tout auteur créatif et intelligent d'articuler son récit dans plusieurs stades sociaux dans le même temps. Non, décidément, et n'en déplaise à tous les chiens qui aboient, la caravane contre-culturelle des super-héros résiste et résistera encore longtemps car son principe, son essence, sa substance même proposent aux créateurs un terrain d'expression narratologique aussi fertile que délicat.



Qui veut tuer Batman, disions-nous? Allons, qu'ils prennent garde, surtout, car il se pourrait bien que Bruce Wayne (comme en son temps Boris Vian qui défendait la contre-culture du jazz américain de l'après-guerre), aille cracher sur leurs tombes et que Hellboy, si d'aventure ils venaient à ressusciter, les renvoit six pieds sous terre à coups de main droite du diable...

Bernard Dato

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