SI LOBSTER JOHNSON ET ROCKETEER PARTAGENT DE TOUTE ÉVIDENCE UNE DIÉGÈSE ANALOGUE, LEURS CONSTRUCTIONS DRAMATURGIQUES SONT EN REVANCHE AUX
ANTIPODES. D’OU NOUS VIENT, ALORS, CE SENTIMENT CURIEUX ET PÉNÉTRANT A LA
LECTURE DE LEURS AVENTURES SÉQUENTIELLES, D’ENTRER EN RÉSONANCE AVEC LES DEUX HÉROS MASQUÉS SELON PRÉCISÉMENT LES MÊMES FRÉQUENCES VIBRATOIRES ? IRM
GRAPHIQUE DE DEUX JEUNES ICÔNES INATTENDUES DU GENRE SUPER-HÉROÏQUE.
C’est en 1982
que Dave Stevens, dans le second numéro de la revue Starslayer de l’éditeur Pacific
Comics, nous présente Rocketeer dont il situe les aventures, dans les six
pages du premier épisode, en 1938. C’est en 1999 que Mike Mignola quant à lui,
donne naissance à Lobster Johnson au sein de la minisérie Hellboy, Box Full of Evil (Dark
Horse Comics), dans un récit en supplément de dix pages qui, intitulé The Killer in my Skull, se déroule
également en 1938. Deux personnages qui selon toute vraisemblance n’étaient pas
destinés à s’agiter sur le devant de la scène comics - c’est tout du moins ce
que le contexte éditorial laissait à penser -, et qui de fait sont très
rapidement devenus culte pour autant. Doit-on souligner que 1938 est précisément
l’année de naissance du premier des super-héros, Superman ? Si Rocketeer ni Lobster Johnson ne possèdent
de super-pouvoir, ce sont bel et bien des justiciers urbains à double identité
et l’allusion au kryptonien encapé, initiateur d’un genre à part entière, est
semble-t-il manifeste - Lobster et Rocketeer étant respectivement des sortes de
Batman et Iron Man version pulp. Mais cet univers spatio-temporel en commun mis
à part, les deux personnages en question ne sont-ils pas en fait diamétralement
opposés ?
SOMBRE ET MYSTÉRIEUX, INGÉNU ET FAMILIER
Le vigilante à la pince de Homard a bien évidemment,
et par définition, deux identités. Mais Mignola n’a jamais dévoilé, à ce jour,
l’identité civile de son héros masqué - la connotation symbolique maximale
ainsi obtenue lui permettant d’éclairer des personnages sensément secondaires
jusqu’à en faire des rôles principaux - comme la journaliste Cindy Tynan dans Lobster Johnson, The Burning Hand, pour ne citer qu’elle. Dave Stevens, tout au
contraire, se joue de son jeune protagoniste à fusée dorsale qui, malgré son
masque, sera très vite identifié par tous - amis et adversaires -, comme étant
le voltigeur aérien Cliff Secord. Lobster est un redresseur de torts impitoyable
qui n’hésite pas à tirer - parfois même de sang-froid -, obsessionnel dans sa
lutte contre le crime organisé, les soldats allemands nazis ou les forces
surnaturelles obscures et maléfiques. Rocketeer, à l’inverse, est un aventurier
malgré lui qui, s’il apprécie les acrobaties dans les airs, aimerait bien que
les fédéraux, les espions ennemis et autres malfaiteurs le laissent vaquer à sa
relation compliquée mais amoureuse avec sa petite amie Betty. Lobster Johnson
est tragique et sombre - il meurt en martyr dès sa deuxième apparition dans Hellboy, The Conqueror Worm. Rocketeer
est drôle et ingénu - voir le retour de Betty en forme de Happy-end à l’issue
de ses aventures dessinées par Dave Stevens. On le voit, la caractérisation de
nos deux super-héros est radicalement différente. Voyons à présent ce qu’il en
est de leur apparence.
BLOUSON
AVIATEUR ET BOTTES DE CUIR
Hormis les casques - il suffit d’observer les
personnages côte à côte -, leurs tenues de vengeurs des années 30 sont
étonnement similaires. Blouson, bottes, pantalon évasé aux cuisses, holster à la ceinture contenant une arme emblématique
du début du XXème siècle - un Mauser C96 pour Rocketeer et un colt 45 pour
Lobster Johnson -, la ressemblance est flagrante et irréfutable. L’année même
de la création de Johnson le Homard Mike Mignola, il est vrai, avait rendu un
bel hommage graphique au personnage de Dave Stevens et d’aucun pourraient
penser qu’il s’en est inspiré pour son justicier au look d’aviateur d’avant-guerre.
Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, mettons-la de côté car là n’est pas
notre propos. Les deux icones de papier, de par leurs costumes semblables,
possèdent une particularité unique dans la mythologie super-héroïque, une
spécificité synthétique qui, peut-être, expliquerait en partie le succès immédiat
auprès des lecteurs. Une caractéristique visuelle chargée de sens qui, entre
les lignes et entre les traits, nous parlerait dans une langue graphique inédite
dans le récit super-héroïque, et qui nous intéresse ici.
INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ
Tant de journalistes comme Clark Kent sur la planète,
et un seul Superman. Tant de millionnaires comme Bruce Wayne dans le monde, et
un seul Batman. Combien d’étudiants brillants et timides, d’avocats aveugles et
engagés, d’industriels créatifs et fabricants d’armes, là où Spider-Man,
Daredevil ou Iron Man sont uniques ? Si le super-héros affirme sa
singularité au moyen d’un costume qui n’appartient qu’à lui, son alter ego,
lui, signale son appartenance à un groupe par une tenue vestimentaire renvoyant
à sa profession ou à son rang social – c'est-à-dire un uniforme. C’est là une
des dynamiques à l’œuvre dans le concept du vigilante urbain : l’émergence de l’individuel
au sein du collectif. Mais une émergence qui ne se dévoile qu’à travers le
couple alter ego/super-héros. Or, et c’est bien ce qui distingue Rocketeer et
Lobster Johnson de leurs homologues, cette émergence, chez eux, advient dans le seul visuel de leur tenue
de justicier. Si le casque et le jet dorsal pour l’un et la pince de homard
sur la poitrine et dans une main pour l’autre, suffisent à marquer leur
unicité, le reste du costume est, on l’a vu, un vêtement tout ce qu’il y a de
plus banal pour un aviateur des années 30. Nul besoin pour ces deux là d’une tenue
entièrement singulière, il a suffit d’un habit standard auquel se sont rajoutés
un ou deux éléments spécifiques et le tour super-héroïque était joué. En
d’autres termes, voyant Rocketeer ou Lobster Johnson, nous avons continûment
sous les yeux et dans le même temps, l’uniforme ordinaire et le costume
original, c'est-à-dire l’individu qui s’extirpe du groupe, le particulier qui
s’extrait de la collectivité, le spécimen qui s’arrache à l’espèce. Et en recelant
les deux notions au sein du même déguisement, il se pourrait que nos deux héros
nous rappellent - dans une histoire humaine où le désir d’indépendance tend irrépressiblement
vers l’individualisme -, que l’être unique ne doit jamais perdre de vue la
communauté dont il se dégage car c’est celle-ci qui autorise son avènement…
Rocketeer et Lobster Johnson, ou la métaphore de la citoyenneté.
Bernard DATO