UN MONSTRE SANS NOM ET TERRIBLE S'EXTIRPE FRÉNÉTIQUEMENT DU MÉDIUM SANS CORPS ET STOÏQUE DU B.P.R.D.. L'ACTION EST PEINTE EN UNE SEULE PLANCHE SEULEMENT. LA SCÈNE SE DÉROULE SUR QUATRE VIGNETTES À PEINE. ET POURTANT, L'ARTISTE MULTIPLIE DISCRÈTEMENT, SANS OSTENTATION MAIS AVEC UNE EFFICACITÉ IMPARABLE, DES POINTS DE VUES MULTIPLES ET SURPRENANTS. ALORS, QUI DONC REGARDE ?
Cette question que, pris par la violence et la fulgurance de la séquence nous ne nous posons pas, cette question que la sidération induite par les images vives, violentes et imprévues n'autorisent pas, est pour autant celle qui nous révèlera la subtilité narrative de l'art de James Harren. Qui donc regarde ce qui survient ? Considérons la première case. La visée est légèrement oblique (annonçant le mouvement explosif qui va suivre), et en contre-plongée (nous sommes au raz du sol, dominés et écrasés par ce qui advient). Quelques rares traits de vitesse sur le plancher suggèrent qu'une caméra approche le personnage déjà en difficulté. Cette vision objective est appelée la focalisation externe.
DE L'EXTÉRIEUR À L'INTÉRIEUR
Mais la diagonale du manche à balai, en bas à droite de la même image, attire notre attention sur la tête de Johann Krauss, dans la deuxième vignette. Dans celle-ci nous nous sommes rapprochés. Plan américain sur l'innommable lovecraftion qui, déchirant l'enveloppe artificielle du personnage, apparaît cadré serré et au premier plan. Et si l'accent est mis sur la tête du héros, par ce bâton de la première case, c'est que c'est lui qui ressent et qui endure, c'est lui, à présent, qui perçoit la scène et non plus une caméra. Cette vision subjective est dite focalisation interne.
L'INFLUENCE DES MANGAS
Troisième et avant-dernière vignette. Ce qui doit nous frapper, retenir ici notre attention et susciter notre analyse, sont les traits de vitesse, derrière les protagonistes, horizontaux et qui floutent totalement le décor. Là où dans la bande dessinée franco-belge ou américaine classiques, ce sont les personnages en mouvement qui génèrent des traits - le décor, lui, demeurant on ne peut plus net -, comme si le point de vue était un appareil photographique immobile, c'est le fond, dans le manga, qui au contraire devient invisible, suggérant une caméra animée et qui suit le protagoniste. Et c'est le cas de plus en plus, dans les comics, comme dans cette vignette où, c'est entendu, nous bougeons à l'unisson de Krauss et de la créature, confirmant la focalisation interne observée précédemment. Oui, c'est entendu, le point de vue est bien subjectif mais qui, de l'agent du B.P.R.D. ou du monstre, éprouve l'action? L'image, pour le coup, entretient la trouble ambiguïté.
ENTRER DANS L'INHUMAIN
C'est la dernière case qui nous fournit la réponse. Celle-ci, gros-plan sur la tête de Johann est la plus complexe, la plus subtile et la plus terrifiante en vérité. Car si les traits horizontaux figurant le décor subsistent, indiquant que toujours l'observateur est en mouvement, les petits traits autour de la tête nous disent que Johann Krauss, lui, bouge par rapport à l'observateur. La plus effroyable en vérité car la solution, dans ces conditions, s'impose d'elle-même: c'est la créature qui regarde -tout du moins la partie qui déjà s'est extirpée.
Une planche seulement, quatre vignettes à peine, et l'artiste nous propose la vision objective d'une caméra, pour nous mettre ensuite dans la peau de Johann Krauss et, enfin, nous glisser à notre insu dans le regard du monstre lui-même.
James Harren, ou comment introduire secrètement le lecteur au cœur même de l'abomination...
Bernard Dato