dimanche 15 avril 2012

La construction à rebours d'un personnage tragique.


HÉROS MASQUÉ, FUGACE ET SECONDAIRE DES AVENTURES DU B.P.R.D - AVANT D'AVOIR ENFIN SON PROPRE TITRE - DONT JAMAIS L'IDENTITÉ CIVILE N'EST ABORDÉE, LOBSTER JOHNSON EST-IL SIMPLEMENT UN PASTICHE ICONIQUE ET D'UN SEUL BLOC, FAIRE-VALOIR HUMORISTIQUE DE HÉROS A LA PSYCHOLOGIE PLUS FOUILLEÉ COMME HELLBOY, ABE SAPIEN OU LIZ SHERMAN, ET POURQUOI, SI C'EST LE CAS, A-T-IL CONQUIS SANS DÉLAI TOUS LES FANS DU MIGNOLAVERSE ?


Parodie évidente et assumée de héros de pulps des années 30 tels que le Shadow ou Doc Savage (mais aussi, on l'a moins dit, du Batman de Bob Kane et Bill Finger qui, si même nous l'avons oublié depuis, utilisait à ses débuts des armes à feu, et du Fantôme de Lee Falk et Ray Moore qui laissait l'empreinte de sa bague sur le visage des méchants assommés), affublé d'un nom un peu ridicule et d'un logo non moins grotesque – une pince de homard – (au regard de la terrifiante chauve souris de Bruce Wayne, du «S» solennel de Clark Kent ou de la mystérieuse araignée de Peter Parker), apparu dans l'histoire courte Le Tueur Dans Mon Crâne, puis, très vite, dans Hellboy, Le Ver Conquérantqui marque sa dernière mission de super-héros vivant (tué en 1939 lors de l'attaque du château de Hunte investi par les nazis, il ne reviendra dès lors que sous sa forme spectrale pour dans un premier temps aider Hellboy et Roger l'homoncule, ou plus tard Liz Sherman), Johnson le Homard est en effet un vigilante obsessionnel, tourmenté par une lutte compulsive et primaire contre le mal - gangsters d'abord, espions ensuite et créatures paranormales enfin (selon une biographie astucieusement racontée à rebours par Mignola et Arcudi). Mais le monolithique n'exclut pas la profondeur, le manichéisme n'empêche nullement la complexité et, surtout, la caricature de comédie n'écarte en aucune manière la destinée tragique. Mais au fait, à quoi ressemble notre protagoniste ?

UN ASPECT PROLEPTIQUE


Le visuel de Lobster Johnson, attachons-nous d'ores et déjà à le décrypter, c'est une combinaison de cuir noir d'aviateur des années 30, avec casque, lunettes et ceinture à holster pour colt 45 et divers accessoires de combat guerrier. Sobre et géniale idée que de concevoir le look d'un super-héros à partir d'un vêtement somme toute réaliste - il suffisait ensuite, pour que super-héros il y ait, d'y ajouter un logo sur la poitrine: la fameuse pince de homard. Et c'est ici qu'apparaît la subtilité graphique du personnage, détail insignifiant d'apparence et qui pourtant annonce d'entrée de jeu son devenir. Le homard, on le sait, est un crustacé d'un bleu nuit profond et brillant, qui ne se teinte d'un rouge orangé saturé que lorsqu'on il est ébouillanté vivant. Or, observons bien, le logo de Lobster est bleu sur son poitrail et rouge dans sa main gauche brûlante, celle qui marque les fronts de ses ennemis décédés. Autrement dit, Lobster Johnson est vivant et mort à la fois (n'est-ce pas la figuration prémonitoire du fantôme qu'il deviendra ?), ou, plus précisément, rendre la justice en tuant ses adversaires l'ébouillante symboliquement. Juge et bourreau dans le même temps, il porte donc en lui le désir dynamique et bleu de justice immaculée ET la culpabilité incandescente et pourpre de l'homicide vengeur. Ainsi, nous le constatons, le sigle de Lobster qui, en comparaison de ceux de Superman, Batman ou Spiderman, prêtait dans le meilleur des cas à sourire, se révèle d'une symbolique bien plus sophistiquée que celle de ses homologues inspirateurs. Oxymore graphique, astucieux personnage à l'emblème ambivalent, Lobter Johnson est en outre la métaphore clairvoyante de toute une époque qui s'apprête à chavirer.


UN UNIVERS QUI BASCULE


Nous sommes le 2 février 1932. Suite au Krach de 29, la bourse est alors au plus bas. Au sortir d'une séance nocturne de cinéma, un couple discute du dernier film sonore de Buster Keaton qui, selon la jeune femme, n'est plus aussi drôle que du temps de son cinéma muet. Tâchant d'argumenter en faveur de l'acteur cinéaste, Sam cherche surtout à s'attirer les faveurs de Rachel quand ils tombent soudain, dans la rue déserte, sur un supplicié tuméfié et scalpé, agonisant et ligoté à un lampadaire. Surgissent des indiens fluorescents. Ils vont les massacrer. Lobster Johnson, alors, fait une première apparition fracassante dans ce premier épisode de The Burning Hand, plongeant à travers la vitre d'une fenêtre pour tirer aussitôt sur les étranges agresseurs – dont nous apprendrons plus tard qu'ils étaient des hommes de main d'un gangster local, grimés en sauvages fantômes afin de pousser les habitants à fuir leur quartier, le tout à des fins spéculatives illégales. Or, ce que crie notre vigilante, tout en trouant la peau des malfrats de ses cartouches de pistolet semi-automatique 45, c'est, contre toute attente, «Goûtez à la justice, imposteurs!». Il aurait pu les traiter d'assassins, de criminels et autres noms d'oiseaux mafieux mais non, c'est avant tout d'imposture qu'il les accuse. Car c'est dans un polar que nous sommes. C'est dans le genre narratif où le héros pousse si loin la recherche de la culpabilité qu'il va la traquer jusqu'en lui-même, que nous nous trouvons. Et de fait, l'imposture est partagée par toute une Amérique moderne qui a chassé de leur terres les amérindiens autochtones. Et alors que Lobster Johnson qui lui comme les autres partage cette culpabilité, va prendre conscience que le mal à combattre n'est pas le seul fait des gangsters mais que les forces occultes sont le véritable ennemi (c'est le propos avéré de cette mini-série), c'est avec lui toute une société qui va basculer d'un monde hanté par la faute collective vers un univers que l'inhumain va pénétrer avec les abominations génocidaires de la 2nde guerre mondiale imminente. Pont entre le polar et l'horreur, The Burning Handcache sous sa surface de genres la transformation d'un monde déjà tourmenté par son passé colonial qui va voir, sidéré, advenir en son sein la barbarie absolue. Passons à The Burning Hand #3. La dernière case de la première page montre l'apparition d'une petite flamme noire (celle de l'ennemi occulte de Lobster) dans le feu d'un bidon autour duquel trois paires de mains miséreuses se réchauffent sous la neige tombante. Et cette tâche sombre qui prend naissance dans le feu écarlate, c'est l'abjection qui germe au cœur de la culpabilité. Une case et une seule, et toute la thématique qui se joue est ici figurée... Mais revenons à Lobster.


LA FACE CACHÉE ET TRAGIQUE D'UN HÉROS DE COMICS



Allons à présent à la dernière planche de The Iron Prometheus (sorti bien avant The burning Hand, le récit se situe en fait bien après dans la chronologie du personnage - 1937 en l'occurrence). Dans toute histoire digne de ce nom, le héros, à l'issue de son affrontement final avec son adversaire, a une révélation induisant des décisions qui permettent le retour à un nouvel équilibre. Il arrive cependant que la dite révélation vienne trop tard pour le protagoniste, et c'est ce cas de figure qui introduit le personnage tragique. Or, à la fin de la série, après avoir déjoué les plans d'un sous-marin nazi venu détruire New York City, Lobster Johnson prend conscience que son véritable adversaire n'est pas le crime organisé pas plus que les espions ni les allemands ennemis, mais bien le diable en personne qui l'a à son insu instrumentalisé pour parvenir à ses fins. Cette découverte, pour lui, est bel et bien trop tardive car celui qu'il nomme le diable, Memnan Saa, au préalable l'a capturé et marqué au fer rouge de son médaillon magique, lui disant que de cet instant et jusqu'à la fin de ses jours, il n'avait plus qu'à lui obéir. Alors, à la question posée, dans l'ultime case, par un de ses collaborateurs: «Patron? Comment peut-on vaincre le diable?», notre héros demeurera silencieux, figé dans cette certitude impérieuse et secrète qu'il ne pourra combattre le mal à nouveau qu'après sa propre mort. C'est dit, Lobster Johnson, parodie presque burlesque à ses débuts, est devenu le triste héros solitaire d'une tragédie inéluctable. Et ensuite ?


MIGNOLA, ARCUDI ET CAMUS


Allons voir, pour finir, le début de B.P.R.D. King Of Fear. Faisant le pari qu'en ramenant le spectre de Lobster Johnson sur les lieux de sa mort, celui-ci libèrera l'ectoplasme de Johann Krauss qu'il possède, Kate Corrigan et son ami, l'agent allemand Bruno, conduisent notre vigilante au château de Hunte, là où pour lui tout a commencé, là où pour lui tout s'est terminé. Lobster est apathique, presque mutique, comme absent et lointain déjà (les seuls mots qu'il articule à peine, géniale et simplissime trouvaille, sont écrits dans une police de caractères plus petite que celle de Kate et Bruno). Accompagné jusque devant sa tombe, où ses restes furent enterrés par Hellboy et Roger, Lobster n'est pourtant pas apaisé. Kate le comprend, ce n'est pas là un endroit pour le repos d'un héros. Ce n'est que dans le château, lorsqu'il verra au plafond une horde de soldats qui sans relâche s'affrontent, que notre vigilante libérera enfin Johan Krauss qui investit aussitôt sa combinaison. Vient une superbe pleine page montrant, au-dessus des têtes de Kate, Bruno et Johann, un Lobster Johnson au sommet d'une pyramide de nazis, distribuant coups de feu et de poings. Il est de retour. Il est chez lui. Pour toujours et à jamais. Et cette image glorieuse n'est pas sans rappeler le mythe de Sisyphe. Sisyphe qui pour avoir défié les dieux fut condamné par eux à faire rouler éternellement un rocher jusqu'au sommet d'une colline dont inlassablement il redescendait avant de l'atteindre. Tout comme Lobster Johnson, Sisyphe est définitivement tragique car, comme l'écrivait Albert Camus, il est conscient. «Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait ?». Mais Camus, prenant à contre-pied toutes les interprétations qui peu ou prou qualifiaient ce châtiment de terrible - car inutile et vain -, terminait en revanche son analyse du mythe ainsi: «Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.» Mignola et Arcudi ont en définitive une compréhension très camusienne de leur personnage, qui feront dire à Johan Krauss à propos de Lobster: «he's happy». Car, tout comme Albert Camus contemplant Sisyphe, il nous faut voir dans la superbe pleine page où dans ce château sans maître, plein de ténèbres et de fureur fantôme, notre héros lutte sans fin contre une montagne de monstres et de nazis, un combat éternel et conscient qui remplit son cœur de vigilante... Il faut nous figurer Lobster Johnson heureux...

Bernard Dato

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