lundi 10 février 2014

De l'autre côté de la vitre (j'allais dire du miroir)


QUEL LECTEUR DE RÉCIT SUPER-HÉROÏQUE N’A PAS EN MÉMOIRE UNE DE CES CASES Où, AU CŒUR DE L’ACTION, LE JUSTICIER MASQUÉ TRAVERSE UNE VITRE AVEC  FRACAS ? SI LE MOTIF RÉCURRENT A MAINTES ET MAINTES FOIS ÉTÉ DÉCLINÉ, DEUX IMAGES - EMPRUNTÉES RESPECTIVEMENT À « LOBSTER JOHNSON : A SCENT OF LOTUS » ET « BEFORE WATCHMEN : RORSCHACH » - SONT À CE POINT SEMBLABLES QU’ELLES NOUS INTERROGENT SUR UN POSSIBLE SENS CACHÉ.

Dans les deux cas les images occupent toute l’horizontalité de la planche. Dans les deux cas la brutale traversée se fait de gauche à droite (sens occidental de lecture). Dans les deux cas encore, les personnages dissimulent leur visage (même si le réflexe de protection paraît tout naturel, bien de nos surhommes déguisés ignorent généralement la précaution). Dans les deux cas, toujours, les débris de verre et de bois recouvrent jusqu’aux grandes onomatopées qui figurent le bruit (partout ailleurs, ce sont les onomatopées qui superposent le décor, le protagoniste,  voire les vignettes elles-mêmes). Dans les deux cas, enfin, le blanc de la page se tient en lieu et place du décor qui brille par son absence, si bien que les deux héros semblent fuir leur univers pour plonger dans le néant. Mais avant de comprendre les motivations de cette tentative d’évasion, essayons de mieux cerner à quel type de protagonistes nous avons affaire.

UN SUPER-HÉROS, COMMENT CA MARCHE ?

La double identité est une composante constitutive du super-héros (le super-pouvoir étant, lui, très facultatif - Batman, The Punisher, Lobster Johnson ou Rorschach, en sont des exemples parmi d’autres). Les Fantastic Four n’ont pas de masques ? C’est vrai, mais la double identité ne signifie pas pour autant une identité secrète. De fait, Reed Richards a des problèmes familiaux, professionnels et sociaux, alors que Mister Fantastic gère des monstres supra-humains et des mondes parallèles et menaçants. Lobster Johnson n’a pas d’identité civile ? Dire qu’on ne la connait pas, que pour l’instant elle n’est pas abordée, serait plus juste, mais elle existe bel et bien, même si c’est en creux (et d’ailleurs, un peu plus loin dans ce même récit - « A Scent of Lotus » -, brisant le code graphique tacite jusque là respecté - et qui voulait que les lunettes de Lobster soient opaques -, on aperçoit pour la première fois depuis la création du personnage, et à travers l’un des verres subitement transparent, l’œil sidéré de l’homme derrière le masque). Le symbole graphique sur le costume, arboré généralement sur la poitrine (la pince de Homard de Lobster Johnson), mais pas seulement (l’image symétrique du test psychologique du même nom se trouve sur le masque de Rorschach), et qui le rattache à un concept, est un autre élément consubstantiel du super-héros.  Ainsi, un personnage paré d’une double identité, et affichant un pictogramme – voire un idéogramme -  sur son déguisement de justicier, serait dans tous les cas un super-héros ? Non, tout lecteur de comics vous dira - même s’il ne sait l’expliquer - que The Phantom de Lee Falk n’est pas vraiment un super-héros. Il en est proche, bien entendu, il serait même le chaînon manquant entre Tarzan et Batman, « l’australopithèque »  du super-héroïsme ; il en est proche, certes, mais il lui manque quelque chose. Et ce quelque chose c’est l’urbanité. Voilà la troisième composante essentielle du genre. Et il en fait quoi, au juste, de cette urbanité, le super-héros ?

TRANSCENDER LA VILLE

Aussitôt enfilé son costume, il s’empresse de quitter les trottoirs, de fuir les embouteillages, de s’émanciper des rues sans horizon d’où jamais on ne peut voir se lever ni se coucher le soleil, et il se hâte de rejoindre aussi vite que possible le sommet des gratte-ciel. Même ceux qui ne savent pas voler comme Superman, même ceux dont les doigts ne collent pas aux parois comme Spider-Man, même ceux qui ne possèdent aucun don particulier pour la gymnastique acrobatique tels Batman ou Daredevil, tous – et Lobster Johnson ni Rorschach ne font exception – finissent par fouler les toits des buildings, loin de la ville terne de leur identité civile, pour affronter des ennemis aux couleurs souvent criardes et aux pouvoirs fabuleux issus de la magie la plus ancestrale ou de la science la plus anticipée, folle ou débridée. Tout se passe comme si le symbole du costume ouvrait un passage entre les mondes. Tout se passe comme si cette ouverture n’était possible qu’en haut. Là d’où les piétons affairés ne sont plus que quelques points. Là où le brouhaha accablant de la rue n’est plus qu’un souvenir. Là où l’horizon apparaît de nouveau, pour dévoiler l’astre solaire et toutes les déclinaisons de ses lumières couchantes ou naissantes. La vitre, alors (j’allais dire le miroir), serait une frontière que le super-héros ferait continûment voler en éclats. La violence du passage traduit-elle une urgence dont ces personnages apparus à la fin des années 30 auraient une conscience aigue ? Si l’urbanisation prend ses racines bien avant Jésus-Christ, elle s’est considérablement accélérée en croisant, fin XIXe/début XXe, l’industrialisation triomphante, et la ville va rapidement devenir - en témoignent les romans noirs américains apparus dans ces mêmes années 30 - la « ville oppressante ». Celle-ci va rendre le détective désabusé, cynique, mais le super-héros quant lui ne baisse pas ses bras musclés ; lui veut et peut transcender cet univers suffocant. Ce motif récurrent de la brutale traversée de la vitre serait alors le retour au sublime, au merveilleux ; au poétique…

… Mais revenons à nos images de Lobster Johnson et Rorschach, respectivement composées par Sebastian Fiumara et Lee Bermejo. On l’a vu, l’onomatopée qui généralement superpose tous les autres éléments, y compris les bords de la case (et c’est vrai même chez Herge dont les personnages ne connaissent pourtant pas le hors-cadre), est ici recouverte par les bris de verre. Comme si le fracas se faisait sans un bruit. Peut-être parce que le blanc vers lequel plongent les deux héros n’est pas celui du néant, finalement, mais bien plutôt celui de la page du livre dont la lecture intérieure est par nature silencieuse. Et si leurs visages sont cachés, c’est peut-être aussi parce qu’ils veulent se réduire à de purs et simples signes qui viennent se graver dans l’univers mutique du lecteur. La vitre, ici, ne serait pas le seul passage entre la ville et le merveilleux, mais également la frontière poreuse entre la fiction et le réel. Très souvent et un peu partout on a pu lire ou entendre que le super-héros était l’expression bodybuildée (et belliqueuse) d’une volonté de puissance qui, tout naturellement – c’est si tentant -, trouverait écho chez les adolescents mâles aux corps saturés d’hormones virilisantes.  Ce n’est pourtant pas ce que semblent nous dire Lobster Johnson et Rorschach. L’être super-héroïque ne serait-il pas plutôt une entité poétique ? Une essence romantique ? Un caractère graphique et symbolique dont les envolées fracassantes et bigarrées n’ont de cesse, depuis les années 30, d’investir brusquement mais sûrement la page blanche du lecteur citadin - ouvrant ainsi une brèche dans l’urbanité de grisaille et sans horizon de ce dernier ? L’assourdissante et silencieuse traversée de la vitre –  j’allais dire du miroir -, motif indissociable du justicier masqué, ferait alors de ce héros pulvérisant, un troubadour allégorique de la modernité dont la visée ultime serait d’écrire à l’encre sympathique – entre les cases et entre les lignes -, les chants, les vers et les rimes qui conduisent au beau et au vrai.

BernarDDato

2 commentaires:

  1. Yeah! Bigrement bien fouillée comme analyse! Le héros qui brise une vitre est effectivement un archetype très répandu.

    ça me donne plus envie de lire Lobster Johnson qu'autre chose...

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    1. Merci à toi pour ce commentaire, ami rédacteur. Et oui, d'accord avec toi, monsieur Dato a une furieuse tendance à te donner envie de lire ce dont il parle. Cela concerne également les analyses de modes d'emploi de vieux grilles pains des années 50.

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