QUEL LECTEUR DE
RÉCIT SUPER-HÉROÏQUE N’A PAS EN MÉMOIRE UNE DE CES CASES Où, AU CŒUR DE
L’ACTION, LE JUSTICIER MASQUÉ TRAVERSE UNE VITRE AVEC FRACAS ? SI LE MOTIF RÉCURRENT A MAINTES ET
MAINTES FOIS ÉTÉ DÉCLINÉ, DEUX IMAGES - EMPRUNTÉES RESPECTIVEMENT À « LOBSTER JOHNSON : A SCENT OF LOTUS » ET
« BEFORE WATCHMEN : RORSCHACH » -
SONT À CE POINT SEMBLABLES QU’ELLES NOUS INTERROGENT SUR UN POSSIBLE SENS
CACHÉ.
Dans les deux cas les images occupent toute
l’horizontalité de la planche. Dans les deux cas la brutale traversée se fait
de gauche à droite (sens occidental de lecture). Dans les deux cas encore, les
personnages dissimulent leur visage (même si le réflexe de protection paraît tout
naturel, bien de nos surhommes déguisés ignorent généralement la précaution).
Dans les deux cas, toujours, les débris de verre et de bois recouvrent jusqu’aux
grandes onomatopées qui figurent le bruit (partout ailleurs, ce sont les
onomatopées qui superposent le décor, le protagoniste, voire les vignettes elles-mêmes). Dans les
deux cas, enfin, le blanc de la page se tient en lieu et place du décor qui
brille par son absence, si bien que les deux héros semblent fuir leur univers
pour plonger dans le néant. Mais avant de comprendre les motivations de cette tentative d’évasion, essayons de mieux
cerner à quel type de protagonistes nous avons affaire.
UN SUPER-HÉROS, COMMENT CA MARCHE ?
TRANSCENDER LA VILLE
Aussitôt enfilé son
costume, il s’empresse de quitter les trottoirs, de fuir les embouteillages, de
s’émanciper des rues sans horizon d’où jamais on ne peut voir se lever ni se
coucher le soleil, et il se hâte de rejoindre aussi vite que possible le sommet
des gratte-ciel. Même ceux qui ne savent pas voler comme Superman, même ceux
dont les doigts ne collent pas aux parois comme Spider-Man, même ceux qui ne
possèdent aucun don particulier pour la gymnastique acrobatique tels Batman ou
Daredevil, tous – et Lobster Johnson ni Rorschach ne font exception – finissent
par fouler les toits des buildings, loin de la ville terne de leur identité
civile, pour affronter des ennemis aux couleurs souvent criardes et aux
pouvoirs fabuleux issus de la magie la plus ancestrale ou de la science la plus
anticipée, folle ou débridée. Tout se passe comme si le symbole du costume
ouvrait un passage entre les mondes. Tout se passe comme si cette ouverture
n’était possible qu’en haut. Là d’où
les piétons affairés ne sont plus que quelques points. Là où le brouhaha accablant
de la rue n’est plus qu’un souvenir. Là où l’horizon apparaît de nouveau, pour
dévoiler l’astre solaire et toutes les déclinaisons de ses lumières couchantes
ou naissantes. La vitre, alors (j’allais dire le miroir), serait une frontière
que le super-héros ferait continûment voler en éclats. La violence du passage
traduit-elle une urgence dont ces personnages apparus à la fin des années 30
auraient une conscience aigue ? Si l’urbanisation prend ses racines bien avant Jésus-Christ, elle s’est
considérablement accélérée en croisant, fin XIXe/début XXe, l’industrialisation
triomphante, et la ville va rapidement devenir - en témoignent les romans noirs
américains apparus dans ces mêmes années 30 - la « ville oppressante ». Celle-ci va rendre le détective désabusé,
cynique, mais le super-héros quant lui ne baisse pas ses bras musclés ;
lui veut et peut transcender cet univers suffocant. Ce motif récurrent de la
brutale traversée de la vitre serait alors le retour au sublime, au
merveilleux ; au poétique…
… Mais revenons à
nos images de Lobster Johnson et Rorschach, respectivement composées par
Sebastian Fiumara et Lee Bermejo. On l’a vu, l’onomatopée qui généralement superpose
tous les autres éléments, y compris les bords de la case (et c’est vrai même
chez Herge dont les personnages ne connaissent pourtant pas le hors-cadre), est
ici recouverte par les bris de verre. Comme si le fracas se faisait sans un
bruit. Peut-être parce que le blanc vers lequel plongent les deux héros n’est
pas celui du néant, finalement, mais bien plutôt celui de la page du livre dont
la lecture intérieure est par nature silencieuse. Et si leurs visages sont
cachés, c’est peut-être aussi parce qu’ils veulent se réduire à de purs et
simples signes qui viennent se graver dans l’univers mutique du lecteur. La
vitre, ici, ne serait pas le seul passage entre la ville et le merveilleux,
mais également la frontière poreuse entre la fiction et le réel. Très souvent
et un peu partout on a pu lire ou entendre que le super-héros était
l’expression bodybuildée (et belliqueuse) d’une volonté de puissance qui, tout
naturellement – c’est si tentant -, trouverait écho chez les adolescents mâles
aux corps saturés d’hormones virilisantes. Ce n’est pourtant pas ce que
semblent nous dire Lobster Johnson et Rorschach. L’être super-héroïque ne
serait-il pas plutôt une entité poétique ? Une essence romantique ?
Un caractère graphique et symbolique
dont les envolées fracassantes et bigarrées n’ont de cesse, depuis les années
30, d’investir brusquement mais sûrement la page blanche du lecteur citadin -
ouvrant ainsi une brèche dans l’urbanité de grisaille et sans horizon de ce
dernier ? L’assourdissante et silencieuse traversée de la vitre – j’allais dire du miroir -, motif
indissociable du justicier masqué, ferait alors de ce héros pulvérisant, un
troubadour allégorique de la modernité dont la visée ultime serait d’écrire à
l’encre sympathique – entre les cases et entre les lignes -, les chants, les
vers et les rimes qui conduisent au beau et au vrai.
BernarDDato
Yeah! Bigrement bien fouillée comme analyse! Le héros qui brise une vitre est effectivement un archetype très répandu.
RépondreSupprimerça me donne plus envie de lire Lobster Johnson qu'autre chose...
Merci à toi pour ce commentaire, ami rédacteur. Et oui, d'accord avec toi, monsieur Dato a une furieuse tendance à te donner envie de lire ce dont il parle. Cela concerne également les analyses de modes d'emploi de vieux grilles pains des années 50.
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